Éloge de l'hérésie

Un jeune sociologue s'appuie sur Bourdieu pour critiquer les thèses de Bourdieu sur l'université et le journalisme.

En publiant, en 1996, le texte d'une conférence intitulée " Sur la télévision ", dans laquelle il mettait en cause l' " emprise du journalisme ", Pierre Bourdieu déclencha, on s'en souvient, une violente polémique. Tous ceux qui se sentirent visés eurent à cœur de lui répondre. Mais l'idée de Bourdieu autour de laquelle se focalisa la bataille - à savoir qu'il faudrait défendre l' " autonomie " de l'université et de ses évaluations internes contre la menace extérieure que représenterait le jugement " profane " - s'est aujourd'hui imposée dans le monde de la recherche. Au point d'être devenue une sorte d'évidence partagée par tous les jeunes intellectuels qui communient dans le credo de la " reconnaissance par les pairs ".
Cette nouvelle orthodoxie a fini par intriguer un jeune chercheur, qui se demande si cette manière d'ériger des murs pour protéger l'institution universitaire n'est pas le contraire de ce qu'on aurait pu attendre du grand théoricien de la sociologie critique. De cet étonnement, il fait le point de départ d'une réflexion sur les rapports entre l'université, le journalisme et la pensée novatrice. Pour montrer que tous ceux qui ont bouleversé la vie intellectuelle dans les années 1960 et 1970 furent d'abord combattus par l'institution et contournèrent ces verdicts négatifs en s'appuyant sur la presse. C'est le cas de Foucault, de Derrida et de Deleuze, mais aussi de Bourdieu. Pourtant, ce sont les mêmes qui se mirent à dénoncer, en des termes quasi-identiques, au début des années 1980, l'hégémonie croissante du journalisme, et à vanter l'université comme lieu naturel du savoir. Que s'est-il donc passé, pour qu'ils inversent ainsi leur point de vue ? Le phénomène " Apostrophes* " et l'apparition des " nouveaux philosophes** ", répond Geoffroy de Lagasnerie. Qui firent percevoir aux créateurs intellectuels un grave danger dans le pouvoir médiatique, qu'ils ne cessèrent alors de pourfendre.
C'est ici que l'auteur se tourne vers un autre Bourdieu. Il invoque en effet les célèbres analyses du sociologue sur le système scolaire pour rappeler sur quelles exclusions sociales se fonde le " champ scientifique ". Défendre le " jugement des pairs " ne revient-il pas à ratifier ces exclusions, en refusant à ceux que le système exclut le droit de juger des œuvres, et en leur déniant en même temps toute légitimité à en produire ? Lagasnerie sort alors de ses dossiers une arme dévastatrice : un texte de Bourdieu sur Manet, qui rappelle que le génie du peintre d'avant-garde, méprisé par toute l'académie, fut d'abord reconnu par un journaliste dont le nom était Émile Zola. Ce qui pourrait nous conduire à imaginer un " front des hérétiques " qui unirait les novateurs de chaque champ contre les conservateurs de chaque champ. Utopie dira-t-on ? Peut-être. En tout cas, un magnifique hommage au penseur hérétique que fut Pierre Bourdieu.

* Principale émission littéraire, animée par Bernard Pivot de 1975 à 1990.
** Bernard-Henry Lévy, André Glucksman… pour citer les plus connus.

 

Didier Éribon, in Le Nouvel Observateur, 26 juillet 2007

 

Résumé : 120 mots
Compte rendu : 160 mots

Dissertation : Le rôle des intellectuels dans le monde contemporain.

Merci de me signaler les coquilles